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Impôt sur le revenu : l’autre centenaire

Publié le 15/07/2014 (mis à jour le 04/06/2015)

Alors même que la fiscalité suscite des débats et des réactions passionnés, c’est paradoxalement dans l’indifférence quasi générale que l’impôt sur le revenu à fêté, le 15 juillet 2014, ses 100 ans d’existence.
Cet article n’a pas d’autre prétention que de retracer la genèse d’un impôt qui a enraciné la République. Attaqué hier par des détracteurs dont l’écho des arguments s’entend jusqu’à aujourd’hui, l’impôt sur le revenu est également critiqué par ses défenseurs, pour ses multiples allégements d’impôts, manifestation des corporatismes et des privilèges qui, selon Michel Bouvier[i], président de la Fondation internationale de finances publiques, nous font remonter à l’aube d’un Moyen-Âge fiscal. D’autres pointent encore la régressivité et la nécessité d’une réforme d’ampleur, voire d’une révolution fiscale (Thomas Piketty[ii], Camille Landais[iii]).

Le consentement de l’impôt : une  longue histoire
Un impôt royal consenti
Au Moyen-Age, « le roi doit vivre du sien » c’est-à-dire des revenus de ses domaines. A l’instar des seigneurs, il pouvait également prélever des péages ou des taxes sur l’usage de « banalités » (fours, moulins...) pour subsister et entretenir sa cour. Lorsque le roi devait partir à la guerre et ne pouvait se suffire des armées de ses vassaux, il recrutait des mercenaires. Pour les payer, il convoquait alors les états généraux et leur demandait le droit de lever « une aide pour la taille des lances » (autrement dit l’achat et l’entretien des armes de guerre).


Un impôt royal d’autorité
Mais la Guerre de Cent Ans marque un tournant par les dépenses qu’elle engendre. La situation du royaume justifie ainsi la création d’un impôt permanent, sous la forme d’une ordonnance (« Lettre de Charles VII pour obvier aux pilleries et vexations des gens de guerre ») promulguée à Orléans le 2 novembre 1439 et destinée au financement d’une armée royale permanente. Cet entretien d’une armée permanente coïncide avec la naissance d’un sentiment national.


Egalité civile et fiscale
Mais c’est bien la Révolution française qui, comme la révolution américaine, est née d’une révolte contre l’injustice fiscale. En incarnant les inégalités de l’Ancien Régime, la fiscalité va être au cœur des débats révolutionnaires. C’est la révolution du consentement qui va transférer la souveraineté du roi à la Nation et faire perdre le caractère arbitraire des prélèvements pour en faire une « contribution ». Une nouvelle conception de la justice fiscale apparaît après la nuit du 4 août 1789 où chacun doit désormais payer l’impôt en fonction de ses revenus (article 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789). L’égalité civile s’accompagne de l’égalité fiscale. L’ancien système fiscal n’était plus compatible avec une société d’individus libres et égaux. La proportionnalité de l’impôt, conçue comme le critère ultime de la justice fiscale implique en effet une condamnation des impôts indirects (gabelle, aides, octrois…) qui pèsent plus lourdement sur les pauvres que sur les riches.


Justice fiscale : proportionnalité versus progressivité
Au XVIIIème siècle, le principe de proportionnalité qui est une condamnation des impôts indirects (gabelle, aides, octrois…) était synonyme de justice fiscale. Les contribuables qui avaient les revenus les plus élevés versaient en effet des montants bien plus importants que ceux qui avaient des revenus faibles. Pour autant, à la même période, la réflexion sur la progressivité accompagnait le souci de réduire les inégalités, à condamner le luxe et la nécessité d’une plus grande cohésion du corps social (Jean-Jacques Rousseau). Ainsi,Jean-Joseph-Louis Graslin propose, en 1767, de diviser le revenu des contribuables en dix tranches et de leur appliquer des taux croissants de 5 % à 75 %.

Les critiques sur la taille de l’Ancien Régime marquent la physionomie du système fiscal révolutionnaire qui préfère les impôts réels aux impôts personnels. Quatre nouvelles contributions (foncière, personnelle-mobilière, patentes et portes et fenêtres) sont établies entre 1790 et 1798. Elles constitueront le socle du système fiscal jusqu’en 1914, d’où leur nom : les « quatre vieilles ». Le Comité de l’imposition exclut le recours à la déclaration faute de moyen de contrôle efficace. Ces contributions sont des impôts de répartition qui vont de pair avec une administration décentralisée : l’Assemblée nationale fixe le montant chaque année et le répartit entre départements, arrondissements et communes ; au plan local, des commissions comprenant des représentants des contribuables répartit les montants et régule le système. L’Assemblée nationale veut recourir le moins possible à la contrainte en matière de recouvrement et délègue aux contribuables le soin d’élire les collecteurs de l’impôt.

La Révolution n’a pas simplement établi l’égalité devant l’impôt : elle cherche à redistribuer les richesses et une meilleure justice fiscale. Thomas Paine, Condorcet et Robespierre sont favorables à la progressivité. Le 18 mars 1793 la Convention adopte même le principe de l’impôt progressif…vite enterré par la possibilité d’une atteinte au droit de propriété qui pourrait en découler. La Convention autorise cependant les municipalités et les départements à lever des taxes progressives. Le 20 mai 1793, elle décide d’instaurer un emprunt de un milliard de francs, sorte d’impôt global sur les revenus du patrimoine. « Son caractère exceptionnel est justifié par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui prévoit la suspension du principe du consentement à l’impôt dans des circonstances exceptionnelles …. C’est ainsi que la progressivité sera assimilée à la spoliation et à la Terreur fiscale » (Nicolas Delalande[iv], Les batailles de l’impôt).

Napoléon ou le centralisme administratif
La période napoléonienne accentue même la perception des droits indirects (boisson, sel, tabac) et est marquée par la mise en place d’une organisation administrative centralisée : c’est la fin de l’utopie révolutionnaire qui liait le consentement à l’impôt à son administration décentralisée. La régie des droits réunis est créée en 1804 pour devenir la Direction générale des contributions indirectes en 1814, la direction générale des contributions directes, la direction générale de l’enregistrement et la direction générale des douanes. Les percepteurs deviennent des fonctionnaires nommés par les préfets et payés au rendement. Au final, la période révolutionnaire, napoléonienne, la Restauration et la Monarchie de juillet empruntent aussi bien à l’Ancien Régime (poids des droits indirects et de la centralisation) qu’aux théories modernes (proportionnalité et universalité de l’impôt). « Ce système…reflète la domination politique et économique qu’exercent l’aristocratie terrienne et la bourgeoisie montante après la Révolution : …diminution du poids de l’impôt direct et …report des charges fiscales sur les biens consommés…résultent d’un compromis social entre deux groupes qui cherchent à minimiser leur contribution et à limiter l’extension de l’Etat » (Nicolas Delalande, Les batailles de l’impôt). Ce système fiscal qui minimise les impôts directs contribue également à réduire l’exercice de la citoyenneté…censitaire, réservée aux propriétaires qui payaient un certain montant d’impôts directs. Mieux, les politiques fiscales qui consistaient à préférer dégrever l’impôt foncier plutôt que d’augmenter les impôts directs contribuaient à limiter l’accès au droit de suffrage.


La IIème république ou le traumatisme des 45 centimes
La IIème république marque l’avènement du suffrage universel masculin qui confère une nouvelle légitimité à l’impôt. Mais pour éviter la banqueroute, Louis-Antoine Garnier-Pagès, ministre des Finances du gouvernement provisoire prévoit notamment une augmentation de 45 % des contributions (appelé l’impôt des 45 centimes –le franc-). La République, jusqu’alors plutôt associée dans l’imaginaire collectif à la disparition des impôts va connaître un traumatisme avec la défiance des campagnes. Pire, elle a trahi sa parole en s’étant engagée à abolir l’impôt impopulaire sur les boissons. Bref, une société sans impôt est personnalisée par Louis-napoléon Bonaparte, premier président de la République élu au suffrage universel en 1858…puis l’avènement de Napoléon III en 1862. En 1860, Etienne Vacherot, philosophe républicain résumait bien la situation : « l’impôt unique est sans doute utopique. L’impôt foncier est certes le plus facile à percevoir, l’impôt sur le revenu sans doute le plus juste, mais le plus difficile à organiser, et l’impôt sur les objets de consommation le plus productif, mais le moins démocratique » (Nicolas Delalande, Les batailles de l’impôt).


La défaite de 1870 et le sentiment national
La défaite de 1870 fait prendre conscience aux populations la différence entre le fait de payer un impôt à l’Etat, autorité légitime et garant de la solidarité nationale et celui de le verser à une puissance étrangère occupante. Le versement de l’indemnité de guerre de 5 milliards pour la libération du territoire par les Prussiens est couvert par deux emprunts. Pour Thiers, l’augmentation des charges fiscales est la condition du relèvement. Pour Gambetta, l’œuvre de régénération nationale doit s’appuyer sur l’armée, l’école et l’impôt. Adolphe Thiers, favorable au protectionnisme et au relèvement des droits de douane s’oppose, comme la bourgeoisie française, à l’impôt sur le revenu au nom de l’attachement à la liberté, au secret des affaires qui s’accommodent mal du contrôle déclaratif et de l’inquisition fiscale. « Pour Thiers, la justice consiste à taxer les choses et non les personnes…l’impôt sur le revenu, c’est le socialisme par l’impôt ». (Nicolas Delalande, Les batailles de l’impôt).


La IIIème République et la difficile naissance de l’impôt général sur le revenu
Les années 1880-1890 voient la poursuite des dégrèvements fiscaux toujours plus populaires plutôt que l’instauration d’un impôt sur le revenu qui établirait une autre répartition des recettes fiscales. En outre, les campagnes devaient être récompensées par une réforme de l’impôt foncier pour n’avoir pas cédé aux sirènes nationalistes et antirépublicaines boulangistes. C’est également l’éclosion de ligues de défense des contribuables : en 1868, c’est la fondation de la Société des agriculteurs de France, en 1879, le chocolatier Meunier promoteur d’un impôt unique sur le capital fonde la ligue permanente pour la défense des intérêts des contribuables et des consommateurs. En 1899 apparaissent la Fédération française des contribuables (100000 adhérents revendiqués) et la ligue des contribuables, mobilisées contre l’impôt sur le revenu et des successions. Le régime est malade. La crise boulangiste, les scandales (Panama) pointent du doigt le fonctionnarisme et le fait que les députés sont les premiers responsables de la gabegie et de la corruption.

Le 7 février 1907, Joseph Caillaux, ministre des Finances dans le gouvernement de Georges Clemenceau, dépose sur le bureau de la Chambre des députés un projet de loi visant à remplacer les « quatre vieilles » par un impôt sur l’ensemble des revenus. Ministre des finances, il est inspecteur des finances et a publié un traité technique sur les impôts en France. Il connaît également les législations étrangères en ce domaine. Le texte prévoit un système d’impôts cédulaires (chaque catégorie de revenus est imposée selon des taux proportionnels différenciés), similaire à l’income tax britannique en place depuis 1842. En parallèle, il prévoit un impôt général sur le revenu, impôt dit de superposition, destiné à corriger la régressivité du système. Ce projet de loi a pour effet de modifier la répartition des charges entre les différents secteurs économiques (agriculture vs valeurs mobilières), remet en cause l’exemption fiscale séculaire de la rente, met en place la progressivité et la déclaration contrôlée des revenus qui implique un changement d’habitude et de relations avec l’administration pour les contribuables qui recevaient des avertissements à payer.
La discussion fut longue (1907-1909) et vive. Malgré les résistances, le projet fut adopté le 9 mars 1909, agrémenté d’exemptions supplémentaires et d’une plus grande progressivité (un demi-million de contribuables concernés). Les associations de défense des contribuables se mobilisent. Aux anciennes déjà citées, on peut ajouter l’Association d’études fiscales et sociales créée en 1907 qui devient une association de défense des classes moyennes, victime soi-disant désignée de l’impôt sur le revenu. L’avantage, pour ses promoteurs, est de rassembler sous un même vocable des strates différentes de la société aux intérêts parfois différents (petits paysans, rentiers), entretenant le mythe d’une société égalitaire de petits propriétaires.
Au contraire, pour Caillaux, le système des « quatre vieilles » et des contributions indirectes frappe lourdement les petits contribuables. La tendance à la concentration des fortunes est importante : les rentiers les plus riches visés par son projet ne sont que 300000 en 1906 (sur 39 millions d’habitants). Selon Thomas Piketty (Les hauts revenus en France au XXème siècle), 1 % des plus riches concentraient 55% de la valeur des patrimoines déclarés en 1913 (pour comparaison, les 10% les plus riches possèdent 48% du patrimoine en 2013).
Le projet fut transmis le 16 mars 1909 au Sénat qui s’empressa de nommer une commission spéciale pour étudier le texte (le rapport fut remis plus de quatre années plus tard !). Entretemps, le financement de la préparation à la guerre ainsi que le projet de loi prévoyant de porter de deux à trois ans la durée du service militaire créent les conditions d’un compromis entre la droite qui portait le service de trois ans et les radicaux et les socialistes favorable à l’impôt sur le revenu. Joseph Caillaux retrouve le portefeuille des finances en décembre 1913 et dépose un projet de loi sur un impôt annuel sur le capital censé montrer la solidarité nationale des fortunes supérieures à 30000 francs. L’épreuve de force engagée avec le Sénat tourne en faveur de Caillaux. Les sénateurs ne peuvent plus repousser le vote d’une réforme dont ils vont s’employer à en amoindrir l’impact.
L’intensité du conflit social est sans précédent. Caillaux est atteint par le scandale de l’affaire Rochette du nom d’un financier véreux pour lequel la presse le soupçonne d’être intervenu. À la suite d’articles calomnieux publiés depuis le début de l’année 1914, Gaston Calmette, directeur du Figaro publie une lettre de 1901 de Caillaux à sa maîtresse d’alors dans laquelle il se vantait d’avoir "écrasé l’impôt sur le revenu en ayant l’air de le défendre" alors qu’il s’agissait de repousser la proposition trop radicale d’un député. Qu’importe, le mal est fait. Le 16 mars 1914, sa femme, Henriette Caillaux, tue de plusieurs coup de feu Gaston Calmette. Caillaux démissionne et le débat se poursuit sans lui. La perspective du conflit a permis d’aboutir à un compromis : l’impôt cédulaire est repoussé et seul l’impôt général sur le revenu est acté. La déclaration est facultative (elle sera obligatoire pour les revenus de 1916), mais c’est alors le régime de la taxation d’office qui s’applique et la charge de la preuve incombe au particulier. Le taux est ramené à 2 % et des réductions pour charges de familles introduites.
Comme tout changement qui n’est pas accompagné, " la nouvelle procédure à tout pour déconcerter les contribuables habitués jusque-là, à recevoir leurs avertissements les informant du montant de leur impôt...Ce sont tout à la fois le cadre juridique, les pratiques...et les modes de contact entre les contribuables et l’administration qui sont bouleversés... Aucun effort particulier ne semble toutefois avoir été envisagé pour promouvoir sa dimension patriotique...Il semblerait qu’il y ait pour l’administration une incapacité à communiquer autrement que sur un mode technique sur les finalités et les mécanismes du nouvel impôt" (Nicolas Delalande, Les batailles de l’impôt). Les taux augmentent passant de 2 % en 1916 à 50 % en 1920. Le nombre de contribuables imposables passe de 260000 en 1916 à 541000 en 1920 tandis que les recettes sont en nette augmentation : 32 millions en 1916 et 756 millions en 1920.

Un siècle plus tard
La France a été en retard par rapport aux autres pays pour l’adoption de l’impôt sur le revenu (1842 pour l’income tax britannique). Mais le débat sur l’impôt sur le revenu renvoie également à celui de la structure des prélèvements et des tendances historiques fortes en matière de prééminence des contributions indirectes depuis le Moyen-Âge. L’histoire de l’impôt sur le revenu épouse celle de la République. Il est notre bien commun et le témoignage d’une solidarité nationale.

C’est pour toutes ces raisons que la CFDT revendique de réformer l’impôt notamment par la réduction des inégalités via la fiscalité des ménages, la progressivité réelle de l’impôt sur le revenu à travers la refonte du barème et la création d’une tranche supplémentaire. La CFDT réhabilite aujourd’hui l’impôt sur le revenu car on ne peut vouloir à la fois résorber les déficits et la dette, améliorer les transports, la sécurité, la prise en charge de la petite enfance et des personnes en perte d’autonomie, refuser la baisse des prestations sociales, etc. et payer moins d’impôts (cf. l’argumentaire CFDT « Réhabiliter l’impôt »).

 

[i] Professeur des universités, il enseigne les finances publiques et la fiscalité. Il est le fondateur et le président de l'association pour la Fondation internationale de finances publiques, FONDAFIP.

[ii]  Economiste, directeur d'études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). ,Spécialiste de l’étude des inégalités économiques.

[iii] Economiste, spécialiste de l'analyse des transferts sociaux, de la fiscalité et des inégalités économiques.

[iv] Agrégé et docteur en histoire, diplômé de Sciences Po. Ses recherches portent notamment sur l’histoire des mobilisations et des résistances à l'État. Il a publié en 2011 Les Batailles de l'impôt: consentement et résistances de 1789 à nos jours (Seuil, coll. Univers historique).